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Écrire sans exclure : L’inclusivité en langue française

Comment adapter une langue intrinsèquement genrée — le français — pour que tout le monde y trouve sa place? La question est particulièrement cruciale pour les communications bilingues destinées au public, comme les offres d’emploi. Car force est de constater que la langue de Molière porte beaucoup plus fréquemment la marque du genre (feminin et masculin) que celle de Shakespeare.

Je m’appelle Marie-Sophie Bézert et je suis membre de l’équipe des services linguistiques du SNC, un petit groupe de personnes passionnées par les langues et plus particulièrement par les complexités du français. Chaque jour, nous jonglons avec les mots pour trouver un équilibre entre une langue on ne peut plus genrée et l’inclusivité à laquelle nous nous engageons en tant que fonctionnaires.

Voici, en quelques lignes une mise en contexte et des pistes de solutions qui nous permettent aujourd’hui d’écrire de façon toujours plus inclusive.

Le gouvernement canadien : bilinguisme et inclusivité

L’une des valeurs qui nous guident dans le service public concerne le respect envers les personnes. Nous nous devons de traiter la population avec dignité et équité. De même, l’une de nos priorités au service numérique canadien est de placer les gens au cœur de toutes nos activités. Nous intégrons l’inclusivité, la diversité et l’accessibilité dans tout ce que nous faisons. Pour résumer, nous veillons à ce que tout le monde soit inclus et traité de la même façon. Lorsque nous nous adressons au public ou que nous concevons des outils qui lui sont destinés, nous devons nous assurer que chaque personne se sente concernée, incluse et représentée, sans distinction d’âge ou encore de genre. Et tout cela, bien évidemment, dans les deux langues officielles du Canada.

Le français : une langue genrée et binaire

C’est sur ce dernier point que les choses se compliquent parfois. Car concernant l’expression du genre, toutes les langues ne sont pas logées à la même enseigne, une disparité qui concerne aussi nos langues officielles. En français, chaque objet est féminin ou masculin, d’une table à un tableau, et la quasi-totalité des noms sont genrés. La langue française ne dispose pas d’un pronom neutre, à l’inverse du « they/them » anglais, et, quand bien même elle en aurait un, le problème se poserait alors pour les adjectifs et les participes, qui portent dans la plupart des cas la marque du genre. Cerise sur le gâteau, le masculin « l’emporte » sur le féminin lorsque l’on se réfère à des groupes mixtes au pluriel : un groupe de cent personnes comprenant quatre-vingt-dix-neuf femmes et un homme sera considéré comme… masculin.

Difficile, dès lors, de s’adresser à quelqu’un ou de désigner un groupe sans attribuer aux gens un genre ou l’autre. Pourtant, la représentation de tous les genres est une véritable priorité et exige que nous révolutionnions notre façon d’écrire. Le Canada, en devenant le premier pays à recueillir grâce au recensement des données sur les personnes transgenres et non binaires, envoie un signal clair sur sa volonté d’offrir à chaque personne la visibilité qu’elle mérite.

Les pistes de solution

Beaucoup de linguistes avant nous ont cherché des solutions à ce défi passionnant. Et les suggestions sont légion. Mais pour en avoir longuement discuté et débattu avec un grand nombre de personnes appartenant ou non à mon corps de métier, la seule chose que je peux affirmer avec certitude est que personne n’est d’accord. Voici un petit tour d’horizon des principales solutions proposées:

Les doublets abrégés

Première solution consiste à ajouter le suffixe adapté à la forme féminine aux termes genrés (substantifs, participes, adjectifs) à l’aide d’un signe de ponctuation.

On juxtapose au radical masculin la terminaison féminine, puis le pluriel (exemple : les avocat·e·s).

Cette option est toutefois critiquée pour diverses raisons : elle rendrait le texte moins lisible et les différents signes de ponctuation confèreraient une importance moindre aux terminaisons féminines. Ainsi, les parenthèses feraient du féminin une simple formalité et les barres obliques marqueraient une opposition trop forte entre les deux genres. Quant aux points, ils couperaient simplement le sens de la phrase à la lecture. Pour pallier ces problèmes, le caractère que l’on croise le plus dans les rédactions neutres est le point médian. Son avantage? Contrairement à ses concurrents, il n’est pas utilisé dans d’autres contextes au quotidien et son utilité se limite donc à l’écriture inclusive.

La rédaction épicène

D’après le dictionnaire Le Robert, le mot « épicène » désigne les termes « dont la forme ne varie pas selon le genre. »

Cette méthode consiste donc à utiliser des termes neutres, en remplaçant par exemple « femme » ou « homme » par « individu » ou encore « personne », ou encore en employant des termes collectifs (« le personnel » plutôt que « les employés » ou « les employées », « le lectorat » plutôt que « les lecteurs » ou « les lectrices », etc.).

Elle implique également de choisir soigneusement ses tournures afin que le résultat ne soit pas genré. Pour ce faire, périphrases, changement de temps et utilisation de la voix active ou passive comptent parmi les nombreux outils à notre disposition. La rédaction épicène constitue la solution la plus lisible; c’est d’ailleurs celle que j’ai utilisée jusqu’ici dans ce billet de blogue.

Les néologismes non binaires

Il s’agit d’utiliser des termes créés spécialement pour ne porter ni la marque du masculin, ni celle du féminin.

L’exemple le plus célèbre est le pronom personnel « iel », contraction du pronom masculin « il » et du pronom féminin « elle » qui a fait une entrée remarquée dans le dictionnaire en 2021. Mais on peut également citer le terme « frœur » qui offrirait une alternative neutre aux termes « frère » et « sœur » ou encore celui de « lectaire » qui éviterait de parler de « lecteur » ou de « lectrice ».

Par souci de concision, j’ai choisi de n’inclure ici qu’un bref aperçu des solutions, nouvelles ou non, que nous pouvons utiliser pour rendre nos textes aussi inclusifs que possible. Pour en savoir plus sur ce sujet, je vous recommande de consulter les lignes directrices et ressources sur l’écriture inclusive que le gouvernement fédéral a récemment publiées.

Les solutions au SNC : Beaucoup de rédaction épicène et une touche de point médian

Après bien des séances de remue-méninges, mes collègues et moi avons choisi de privilégier au maximum la rédaction épicène. Celle-ci a l’avantage d’être universellement acceptée à l’heure où aucune autorité linguistique n’a reconnu les néologismes proposés.

En voici quelques exemples :

  • Les directeurs sont responsables de l’évaluation des employés. (Emploi du masculin par défaut)
    • La direction est responsable de l’évaluation du personnel. (Écriture épicène)
  • Nous nous sommes entretenus avec les intervenants. (Emploi du masculin par défaut)
    • Nous avons échangé avec les parties prenantes. (Écriture épicène)

Son principal défaut, en revanche, est sa tendance à rallonger les textes. Le français est déjà plus long que l’anglais à sens égal — la faute aux constructions, aux nombreuses prépositions et aux formes contractées bien moins courantes —, ce qui pose problème pour les questions de mise en page et encore plus pour les limites de caractères liées aux publications sur les médias sociaux.

C’est pourquoi nous avons décidé d’ajouter à la norme de la rédaction épicène une certaine dose de doublets abrégés et de points médians. Cette solution nous permet de rendre notre contenu neutre lorsque nous ne disposons que peu d’espace, comme dans le cas de nos tweets ou de nos possibilités d’emploi, où les noms de postes tendent à se répéter. Mais nous faisons preuve de mesure; l’accessibilité compte autant que l’inclusivité, et notre objectif est de conserver des textes lisibles.

L’écriture inclusive n’a pas fini de faire couler de l’encre, et le français n’a quant à lui guère fini de se réinventer pour évoluer avec notre société. Mais à ce jour, il n’existe encore aucune panacée pour couper court à la binarité du français; seulement des détours, des compromis, des esquives pour parvenir à un certain équilibre. Nous n’avons pas fini de jongler avec les mots!